Spectacles

[Théâtre] Après la fin : Deux esprits luttent pour leur survie dans un magistral huis-clos

Titrée comme un épilogue, Après la fin décide de traiter les rapports humains en revenant à l’essentiel : un homme, une femme, coupés du monde dans un abri antiatomique après une catastrophe. Deux personnalités opposées, classiques : l’un introverti, geek et qui a du mal à se sociabiliser, quand l’autre est populaire, extravertie, belle. Mais ça c’était dans le monde d’avant. Que va-t-il se passer lorsque les masques vont tomber ?

Mark (Clément Ohlmann) et Louise (Colomba Giovanni) en pleine négociation dans « Après la fin » au théâtre de Belleville © Victor Tonelli, 2022

Synopsis : Un homme avec une tendance survivaliste prononcée sauve une collègue de travail d’une catastrophe et l’emmène dans son abri antiatomique pour les protéger de l’extérieur. Coupés du monde, ils vont être confrontés à la cohabitation forcée car confinés, ce qui va révéler pleinement leurs personnalités.
La pièce est interdite aux moins de 15 ans.

La pièce commence par une chute. Une chute de prime abord anodine, mais qui s’avérera symbolique par la suite. Elle fait immédiatement entrer le spectateur dans la pièce. Pas de longs discours ou de présentation des personnages, qui se connaissent puisque collègues de travail. On découvre alors Mark (Clément Ohlmann) et Louise (Colomba Giovanni) et, comme elle, on tente de découvrir le pourquoi de cette situation. Catastrophe nucléaire comme c’est souvent le cas dans la culture populaire ? Gros attentat ayant durablement impacté l’extérieur obligeant les gens à se cacher pour se protéger ? Difficile de se faire une idée claire mais une chose est sûre, ils sont tous les deux dans l’abri de Mark après que ce dernier ait sauvé Louise de la catastrophe. Dans l’enfer sur la terre au dessus de leurs têtes, il ne reste rien ou du moins pas grand chose, puisque Mark parle d’explosion(s), de flammes, de corps carbonisés et que Louise est la seule personne qu’il ait pu sauver. On le sait, et ce d’autant plus depuis le premier confinement (la pièce, elle, date de 2005), un espace petit, fermé avec plus d’une personne à l’intérieur peut sur le long terme exacerber les comportements. C’est aussi une des grandes problématiques du voyage pour Mars, puisqu’il faudra que les astronautes cohabitent pendant 18 mois dans un espace très réduit, sans pouvoir s’isoler complètement. Les premières expériences visant à tester cela sur Terre n’ont d’ailleurs pas été concluantes. Sommes-nous donc partis pour un huis-clos ou l’enfer sera l’autre ?

Louise (Colomba Giovanni) et Lucas Jacquart dans « Après la fin » au théâtre de Belleville. © Victor Tonelli, 2022

Dans les premiers échanges, Mark décrit donc à Louise l’extérieur, qu’elle n’a pas pu considérer ayant perdu connaissance pendant l’évènement. Encore sous le choc, les mots et les phrases s’entremêlent, ce qu’on peut comprendre. Il s’agit ensuite de cohabiter et les premiers instants montrent deux personnes qui se connaissent, puisque collègues de travail et fréquentant les mêmes soirées, mais pas jusqu’à être des amis. En se retrouvant dans cette situation, les échanges sont donc légers, parfois drôles même, comme la scène de la première nuit, où il n’y a qu’un lit une place pour eux deux. On note aussi à ce moment-là, un côté maladroit de Mark, qui, voulant, raconter honnêtement une anecdote à Louise sur son sauvetage, s’emmêle, et n’arrive pas du tout à l’effet escompté à cause de sa timidité et son manque d’habitude. Typique de son type de personnage ? Du moins, c’est ce qu’on pense à ce moment-là.

Car petit à petit, insidieusement, on change de dimension. Ce qu’on attribuait à sa personnalité peu sociale, voulant bien faire mais n’utilisant pas les bons moyens, se transforme en tentative consciente de manipulation, d’emprise. La machine est enclenchée, l’étau se resserre sur Louise, la pression est palpable et ne va que s’accroître jusqu’à l’épilogue. La batterie de Lucas Jacquart jusque-là contrepoint passif ornementant les scènes, contribue désormais activement à la tension montant crescendo. La pièce est construite en saynètes alternant moments joyeux et durs sans transition dont les dialogues aux nombreuses coupures et ellipses participent également à cette dynamique. Dans ce jeu mental du chat et de la souris, c’est un combat psychologique inégal qui s’engage, Louise n’ayant d’autres informations que celles de Marc concernant l’extérieur. Et dans ce combat, Louise ne sera pas la seule à prendre les coups, le spectateur les partage, grâce à la grande qualité de l’écriture de Dennis Kelly – ici dans sa traduction française d’Olivier Werner et Pearl Manifold, et l’extraordinaire jeu de Colomba Giovanni, dont les yeux seuls crucifient le spectateur, le jeu corporel captive (quand elle a faim ou lors de la scène finale pour ne citer que deux exemples) et scelle l’immersion totale de l’auditoire dans cette spirale tragique qui se déroule devant lui. On a même l’impression qu’elle change physiquement à des moments. Face à une prestation de cette ampleur, il faut du répondant, et c’est ce que fait parfaitement Clément Ohlmann, qui, s’il n’a pas l’occasion d’exprimer la même palette d’émotion, ni susciter la moindre empathie, fait évoluer petit à petit son jeu et son visage en fonction de l’emprise sous laquelle il veut enfermer l’esprit de Louise, et de la folie qu’il extériorise. Glaçant. Mais Louise ne va pas se laisser faire, loin s’en faut, et cela va mettre d’autant plus en exergue les différents moyens que Mark va utiliser pour essayer de la faire rompre qu’on peut classer selon deux catégories. L’asservissement, d’une part, où par un jeu de répétition, de métaphores étranges, et surtout de cassage systématique de toutes les pensées de Louise, il s’insère dans son esprit pour tenter de le formater. Et la victimisation. Dès qu’il perd du terrain, ou que Louise domine, il s’auto-flagelle, se critiquant à l’excès, pleurant, pour la déstabiliser et la ramener dans son giron. Et alors que Louise va révéler son caractère, sa force mentale et son humanité, Mark, lui, va mettre à jour son côté sombre, pervers, narcissique. La pièce dévoile alors une violence proprement inouïe qui ne cessera de monter, dans un rythme que les saynètes amplifient, pour ne s’achever qu’à son paroxysme ultime, dans un véritable uppercut scénique pour le spectateur, hagard, comme Louise. On se dit alors que la chute introductive annonçait la fin en abyme, le destin de Louise étant scellé tel une tragédie grecque (ou sartrienne). Et on se dit que l’interdiction aux moins de 15 ans n’apparaît ici pas du tout usurpée.

Mark (Clément Ohlmann) a poussé Louise (Colomba Giovanni) au-delà de l’imaginable dans « Après la fin » au théâtre de Belleville © Victor Tonelli, 2022

Alors bien sûr, il y a bien quelques petits défauts mais ils restent mineurs et ne remettent pas en cause la grande qualité de la pièce. Le déclencheur du premier gros changement de comportement de Mark – malgré quelques phrases et attitudes précurseuses – est un peu léger et manque d’impact ; l’accent choisi du maître du jeu de Donjons & Dragons est un peu exagéré (mais la séquence bienvenue puisqu’amenant un petit temps de légèreté). Puis il y a l’épilogue ; long, il dessert un drame à l’énergie et à la violence ahurissantes et va à l’encontre de la pièce, qui nous avait présenter une Louise forte, indépendante, avec des valeurs et des convictions, et ce même malgré la « première » fin. Néanmoins, après une discussion avec Clément Ohlmann, ce choix a pris sens, puisqu’il m’a dit que cela visait à montrer que Louise n’a pu redevenir elle-même après son passage dans l’abri, qui l’aura détruit. Et qu’au final, c’est son retour dans la société qui a finit le travail de Mark, puisqu’elle s’y retrouve en marge après ce qu’il lui est arrivé. Ce temps suspendu permet aussi d’avoir un sas de décompression, pour évacuer un peu de la tension emmagasinée jusque-là. Si c’est alors parfaitement justifié, vu la pièce, c’est pour moi très mal amené puisque je ne l’ai pas du tout perçu en direct.

Après la fin, c’est l’exemple parfait d’une pièce avec peu de moyen matériel, mais beaucoup d’humains, qui propose un spectacle aussi violent que de grande qualité. L’écriture percutante de Dennis Kelly, le jeu fantastique de Colomba Giovanni et Clément Ohlmann, rythmé par la batterie de Lucas Jacquart et associés à la mise en scène de Philippe Baronnet qui manie la violence et le relâchement tel un clair-obscur, font de cette pièce un très grand moment de théâtre, dans lequel on est en immersion totale. On n’en ressort pas indemne, avec le sentiment justifié d’avoir pris une claque. Et quelle claque !

9/10

« Après la fin » de Dennys Kelly, dans la traduction d’Olivier Werner et Pearl Manifoldv et une mise en scène de Philippe Baronnet. Avec Colomba Giovanni, Clément Ohlmann et Lucas Jacquart.

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